
Par Joris Desmares-Decaux
Directeur, Développement économique et Services aux entreprises | Parallèle Alberta.
Avez-vous déjà flâné sur l’avenue Whyte à Edmonton ? Cette artère connue pour son effervescence les fins de semaine, les soirs de matchs de hockey (surtout pendant les séries!) et son ambiance unique. Presque comme une petite ville dans la ville. Les façades colorées et l’architecture d’un autre temps, les terrasses bondées en été, bref, Whyte attire autant les curieux que les habitués.
Pourtant, il suffit de marcher quelques blocs pour voir une autre facette…plus entrepreneuriale : un nouveau commerce qui ouvre ici, un local vide à louer là-bas. La question qui vient naturellement est si ce nouveau commerce qui vient d’ouvrir tiendra le coup, ou s’il rejoindra la longue liste des fermetures?
Maintenant, la question dans la question: son emplacement correspond-il vraiment au public de l’avenue Whyte?
Un bon emplacement, c’est beaucoup plus qu’un coin de rue animé
Dans l’imaginaire entrepreneurial (notamment «BtoC»), le bon emplacement est souvent résumé à «être sur une rue passante». Mais la réalité est beaucoup plus nuancée.
Un emplacement peut sembler parfait parce qu’il est visible et animé. Mais si vos clients cibles n’y sont pas, ou si vos marges ne couvrent pas le loyer, c’est une recette pour l’échec. À l’inverse, certains commerces prospèrent dans des rues secondaires, loin des projecteurs, simplement parce qu’ils sont parfaitement alignés avec leur clientèle et leur modèle d’affaires.
C’est là que beaucoup d’entrepreneurs se trompent en choisissant avec le coeur, l’esthétique ou le rêve, plutôt qu’avec une analyse rigoureuse de la viabilité. Un bon «spot» attrayant à première vue ne garantit pas la viabilité. Parfois, c’est ce que vous ne voyez pas (exemple: les coûts cachés, l’accessibilité, la dynamique locale, etc..) qui déterminent la différence entre durer et fermer.
Des fermetures qui parlent
Je me souviens d’une chocolaterie artisanale sur la Whyte. Tout semblait réuni : un produit raffiné et travaillé à la main, un savoir-faire européen, une vitrine soignée avec une sculpture grandeur nature en chocolat, et même une fontaine où coulait du chocolat à vous en faire saliver. Tout pour faire rêver. Pourtant quelques mois plus tard…rideau.
Trois raisons ont expliqué cette fermeture :
- Un décalage avec la clientèle réelle du quartier et de l’avenue qui recherchait souvent une expérience conviviale, un café, une sortie abordable. Or, les chocolats vendus à la pièce, de grande qualité mais à prix élevé, ne correspondaient pas aux habitudes ni aux attentes d’achat impulsif.
- Le commerce se trouvait sur un tronçon passager mais en retrait de l’effervescence et difficilement accessible. Le stationnement y était complexe, obligeant les clients à se garer plusieurs rues plus loin… quand il y avait de la place. La belle vitrine attirait les regards, mais peu franchissaient la porte.
- L’avenue Whyte n’est pas réputée pour être bon marché. Même légèrement excentré, le commerce supportait des coûts élevés.
D’autres exemples très récents: Earth’s General Store, après 33 ans d’activité, a fermé ses portes en 2024, étranglé par les coûts d’exploitation et les marges insuffisantes. Même Continental Treat Fine Bistro, une institution de plus de 40 ans, a mis fin à son aventure sur Whyte, évoquant la hausse des coûts et des problèmes de sécurité. Ces entreprises n’étaient pas « mauvaises ». Elles avaient leur clientèle, leur savoir-faire, leur réputation. Mais leur environnement n’était plus aligné avec leurs besoins économiques.
C’est exactement pour éviter ce genre de décalage que chaque entrepreneur devrait se poser une série de questions simples avant de signer un bail.
Ce que montrent les études
Allez, plongeons-nous dans les écrits scientifiques. Quand on pense à la réussite des PME, on pense souvent à la qualité du produit, les gros contrats, la stratégie marketing, l’innovation, etc… ou encore le charisme du dirigeant. Mais la recherche scientifique nous dit autre chose : le lieu où l’on s’installe compte autant que ce que l’on vend.
Déjà, Keeble & Nachum (2002) montraient que la proximité avec les clients est essentielle. Être proche de ses clients facilite non seulement la vente, mais permet aussi de créer confiance et fidélité. Ce constat est encore valable aujourd’hui, comme le soulignent Noor & Fuzi (2024), qui montrent que la proximité physique et les ressources locales influencent la performance numérique et commerciale des PME.
La localisation ne se limite pas à la proximité des clients. Porter (2000) et Baptista & Swann (1998) ont popularisé l’idée que les «clusters» (ces regroupements géographiques d’entreprises), renforcent l’innovation et la compétitivité. Plus récemment, Xinwei & Zimin (2025) confirment ce point avec des données empiriques sur 4612 PME en Chine, démontrant que l’ancrage territorial et les dynamiques locales sont toujours déterminants dans la performance entrepreneuriale.
Enfin, Feldman (2001) insistait déjà sur le fait qu’ignorer la dimension géographique, c’est passer à côté d’un facteur central. Aujourd’hui, Mbuya (2025) le rappelle à travers son analyse des facteurs critiques de succès où la localisation de l’entreprise n’est pas une variable secondaire, mais un élément explicatif majeur.
Toutes ces recherches convergent pour dire que l’adresse n’est pas une case dans le plan d’affaire. C’est un levier stratégique.
Quelques angles pour évaluer un emplacement
Après la théorie, place à la pratique. Avant de signer un bail, prenez un pas de recul et interrogez-vous sur quelques dimensions clés.
I) Vos clients cibles fréquentent-ils vraiment cet endroit ?
Avant de choisir un local, il faut se demander si vos clients cibles passent naturellement par là ou s’ils devraient faire un détour pour vous trouver. Le flux piétonnier seul ne suffit pas : la démographie du quartier, les habitudes de consommation et même la perception du lieu jouent un rôle tout aussi important. Bien connaître votre persona est donc essentiel. Une bonne façon de valider vos hypothèses pourrait être de tester le lieu avant d’y investir.Par exemple avec un «pop-up store», un kiosque lors d’un événement ou un partenariat temporaire avec un commerce déjà établi.
II) Pouvez-vous absorber les coûts réels… pas seulement le loyer ?
Charges, rénovations, sécurité, accessibilité, signalétique… tout doit être additionné pour savoir combien de ventes hebdomadaires il vous faudra réaliser pour couvrir l’ensemble des frais fixes.
III) L’écosystème local et les synergies communautaires
L’écosystème local et la dynamique du quartier jouent également un rôle décisif. Être entouré de commerces complémentaires peut générer des synergies et attirer davantage de clients, alors qu’un environnement composé de locaux vides ou de commerces sans lien avec votre activité peut avoir l’effet inverse.
IV) Contraintes et régulation
Certaines zones imposent des restrictions par exemple en matière de publicité extérieure ou d’affichage. Les permis, les normes d’accessibilité, ou de sécurité sont souvent négligés et peuvent retarder une ouverture ou alourdir la facture. À cela s’ajoutent les projets urbains où un quartier en transformation peut devenir attractif à long terme, mais représenter un frein temporaire à cause des chantiers et des nuisances associées.
V) Infrastructures et logistique
Assurez-vous que le local est facilement accessible, avec un stationnement suffisant, de bonnes liaisons routières et un accès aux transports publics pour vos clients comme pour vos fournisseurs. Vérifiez également les aspects technologiques : connexion Internet fiable, alimentation électrique stable et possibilité d’utiliser des outils de signalisation digitale. Enfin, la flexibilité du local est cruciale : pourra-t-il s’adapter à vos besoins futurs, qu’il s’agisse d’agrandissement, de modifications de la vitrine ou d’aménagements supplémentaires ? Un emplacement qui peut évoluer avec votre entreprise vous évitera bien des contraintes à long terme.
Petit conseil pratique: comparez 2 ou 3 emplacements potentiels en leur attribuant une note (1 à 5) sur ces critères. Cet exercice simple met souvent en lumière un décalage entre le rêve et la réalité.
En guise de petite conclusion…
Choisir un emplacement, ce n’est pas choisir quatre murs. C’est choisir un rythme de vie, une communauté, une pression financière, une ambiance de travail. C’est aussi décider du type de relation que vous voulez entretenir avec vos clients et votre quartier.
Un local mal choisi peut miner l’énergie de l’entrepreneur. Un bail trop lourd, un quartier mal adapté, une clientèle difficile à atteindre… tout cela devient une source de stress. À l’inverse, un lieu où l’on se sent en phase avec son environnement stimule la motivation et nourrit la relation avec les clients.
Les vitrines fermées sur l’avenue Whyte rappellent que l’adresse à elle seule n’assure pas la pérennité. Le succès dépend d’un équilibre subtil entre visibilité, viabilité financière et alignement avec votre clientèle.
Alors dites vous qu’un bon emplacement ne vous garantit pas de devenir millionnaire, mais un mauvais peut vous faire perdre vos cheveux plus vite que prévu. Alors, avant de signer un bail, rappelez-vous que choisir son local, c’est un peu comme choisir ses chaussures. Si ça fait mal dès le premier jour, ce n’est pas le bon choix.
*Crédit Photo Abdullah (Pexels)
Bibliographie
- Baptista, R., & Swann, P. (1998). Do firms in clusters innovate more? Research Policy, 27(5), 525–540.
- Porter, M. E. (2000). Location, competition, and economic development: Local clusters in a global economy. Economic Development Quarterly, 14(1), 15–34.
- Feldman, M. P. (2001). The entrepreneurial event revisited: Firm formation in a regional context. Industrial and Corporate Change, 10(4), 861–891.
- Keeble, D., & Nachum, L. (2002). Why do business service firms cluster? Small consultancies, clustering and decentralization in London and southern England. Transactions of the Institute of British Geographers, 27(1), 67–90.
- Noor, N. H. M., & Fuzi, A. M. (2024). Critical Success Factors of Digital Business Performance: The Mediating Role of Digital Competencies.
- Xinwei, C., & Zimin, W. (2025). The Influence of Digital Scenarios on Enterprises’ High-Quality Development in Counties: Evidence from 4,612 SMEs in the Yangtze River Delta Region. Science & Technology Progress and Policy.
- Mbuya, J. M. (2025). The mediating effect of growth intention on the relationship between SME’s critical success factors and financial performance. Doctoral Thesis, University of Johannesburg.